Diffuseurs publics et concurrence numérique internationale: la stratégie de France Télévisions

Dans son intervention du 24 janvier dernier à HEC Montréal, Éric Scherer, directeur de la prospective de France Télévisions, a affirmé que les diffuseurs publics étaient condamnés à s’adapter rapidement aux nouvelles réalités relatives à la technologie et à la consommation, sans quoi ils risquaient de disparaître. Ils doivent notamment relever plusieurs défis, parmi lesquels conserver l’attention des auditoires et faire face à une augmentation des coûts de production. Voyons comment France Télévisions tente de tirer son épingle du jeu dans l’environnement numérique moderne avec des projets de plateformes comme Slash et Salto.

Adapter l’offre aux nouveaux usages

Des deux côtés de l’Atlantique, les diffuseurs publics n’ont pas attendu que les gouvernements adaptent leurs cadres législatifs respectifs aux nouvelles donnes de la concurrence internationale avant d’investir dans les plateformes de diffusion numériques de plus en plus prisées par leurs publics respectifs.

Au Canada, Télé-Québec et Radio-Canada ont en place une offre de vidéos en ligne depuis la fin des années 2000.

De l’autre côté de l’océan, France Télévisions s’est mis à développer en 2010 une offre numérique globale donnant accès à des émissions en rattrapage et à des contenus sur demande sur les plateformes Pluzz et Pluzz VAD.

France.tv: le point de rencontre des contenus gratuits de France Télévisions

C’est en mai 2017 que le diffuseur public français a décidé de regrouper l’intégralité des contenus de France Télévisions dans un seul et même espace, soit france.tv. Pour M. Scherer, cette plateforme gratuite doit devenir, à moyen terme, la première antenne de diffusion en direct et sur demande du groupe, supplantant ainsi la diffusion linéaire.

Annoncée lors du récent festival Séries Mania, qui s’est déroulé à Lille, l’adaptation du roman Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq sera le premier long métrage de fiction diffusé exclusivement sur la plateforme numérique du groupe.

Sened Dhab, directeur de la fiction numérique du groupe France Télévisions, a rappelé lors de son récent passage à Montréal que la diffusion linéaire des services du groupe audiovisuel public réussit à joindre les enfants et les aînés, mais a beaucoup plus de difficulté à conserver l’attention des 15 à 49 ans.

Slash: une offre 100% numérique destinée aux jeunes adultes

C’est dans le but de joindre cet auditoire par différents canaux que France Télévisions a, l’an dernier, lancé son offre Slash exclusivement numérique.

M. Dhab explique que France Télévisions souhaite, avec Slash, proposer une offre audacieuse qui reflète la diversité de la société française tout en s’intéressant aux préoccupations des jeunes adultes en proposant des sujets moins souvent abordés en diffusion linéaire.

Accessible par l’intermédiaire non seulement de la plateforme france.tv, mais aussi des réseaux sociaux – dont YouTube, Twitter, Facebook, Instagram et Snapchat –, Slash propose des vidéos de format carré et sous-titrées qui sont destinées aux utilisateurs de Facebook fréquentant le réseau social principalement à l’aide de leur téléphone intelligent, le son coupé.

Adapter l’offre pour maintenir l’attention

Pour M. Dhab, la conquête du numérique passe grandement par la fiction numérique, préférant ce terme à celui de websérie, qu’il juge « péjoratif ».

Sa mission au sein du groupe est donc de proposer une offre numérique complémentaire à l’offre linéaire, une offre qui ne se limite pas aux formats courts, mais qui explore des genres inédits ainsi que des sujets moins consensuels comme le port de signes religieux. Pour lui, l’adaptation française de Skam France est un excellent moyen de joindre les jeunes adultes qui sont de moins grands consommateurs de télévision linéaire.

Pour 2019, la direction des fictions numériques du groupe dispose d’un budget de 10 millions d’euros.

Salto: le « Netflix » à la française en partenariat public-privé

Toujours dans l’objectif de répondre aux nouveaux usages et de contrer l’avancée des plateformes étrangères sur le territoire français, le groupe France Télévisions s’est associé, en juin 2018, aux entreprises privées TF1 et M6, pour créer Salto, un service commun de vidéo à la demande sur Internet.

À l’image de Nlziet aux Pays-Bas, ou de BritBox au Royaume-Uni, Salto est un partenariat public-privé qui veut proposer aux Français « une réponse ambitieuse aux nouvelles attentes du public avec un service de qualité, innovant et simple d’accès ».

Les trois partenaires seraient prêts à investir jusqu’à 15 millions d’euros chacun, ce qui accorderait à Salto un budget de fonctionnement annuel de 45 millions d’euros.

Tout comme ICI tou.tv Extra et Gem au Canada, Salto aura pour objectif d’offrir des contenus sur demande provenant des partenaires et devrait être accessible par abonnement. De plus, Salto devrait aussi offrir la diffusion en direct et en rattrapage des chaînes partenaires ainsi que des contenus exclusifs, le tout selon plusieurs formules d’abonnement. Si aucun prix n’a encore été officialisé, certains médias évoquent la possibilité que l’abonnement le moins cher soit fixé à 5 euros.

France Télévisions dit non à YouTube et à Netflix

C’est pour privilégier son projet de plateforme commune que le diffuseur public veut reprendre en main la distribution numérique de ses contenus. Ainsi, Delphine Ernotte, présidente du groupe, a annoncé qu’elle ne voulait plus diffuser les séries produites par France Télévisions sur Netflix et avait décidé d’arrêter de diffuser ses contenus intégralement sur YouTube.

C’est aussi pour retrouver la maîtrise de ses contenus que le groupe a signé un accord avec les producteurs pour exploiter ses séries sur ses propres plateformes numériques gratuites et payantes. En vertu de cet accord, France Télévisions obtient une période d’exclusivité d’une durée de 12 à 24 mois pour exploiter en mode VSDA des œuvres de fiction qu’il finance à plus de 66% ou des documentaires qu’il finance à plus de 55%. En plus, France Télévisions jouit une période d’exclusivité de 6 à 9 mois pour une exploitation non linéaire gratuite.

Les coproductions pour contrer l’augmentation des coûts

En 2018, Netflix a dépensé plus d’un milliard de dollars en contenus européens et on rapporte qu’il prépare actuellement sept séries et films français.

Pour faire face à cette concurrence, le groupe France Télévisions mise sur les coproductions internationales à l’image de l’initiative des télévisions publiques scandinaves, qui ont annoncé une alliance en vue de produire des séries nordiques de qualité.

C’est ainsi que le diffuseur public français et ses homologues allemand (ZDF) et italien (Rai) ont annoncé l’Alliance, une coalition européenne publique capable de produire des séries rivalisant avec celles des géants américains. Si la BBC a décliné l’offre, d’autres groupes publics européens souhaiteraient se joindre à l’Alliance.

Selon M. Dhab, de quatre à cinq projets ont été signés et sont actuellement en cours de développement. Parmi ces projets figurent Mirage, un thriller coproduit par la France, l’Allemagne et le Canada dont l’action se passe à Dubaï, Leonardo, une grande fresque historique sur Léonard de Vinci, coproduit par la France, l’Italie et l’Allemagne, et Eternal City, un thriller coproduit par l’Italie et la France dont l’action se déroule à Cinecitta dans les années 1960.

Alors que M. Dhab a précisé que le budget que France Télévisions affecte à la production d’une série numérique varie entre 700 000 euros et 1 million d’euros, les projets en coproduction sont dotés de budgets beaucoup plus importants, soit de l’ordre d’entre 1,8 million et 2,5 millions d’euros l’heure. Le plus récent projet de l’Alliance, intitulé Le Tour du monde en 80 jours, d’après le roman de Jules Verne, est assorti d’un budget pouvant atteindre jusqu’à 3 millions d’euros par épisode.

D’ici 2022, France Télévisions doit investir 200 millions d’euros dans les programmes numériques.

Une plateforme francophone internationale comme prochaine étape?

Si France Télévisions favorise actuellement les collaborations européennes, le président Emmanuel Macron a soutenu, lors du dernier Sommet de la Francophonie à Erevan, le projet canadien de bâtir, à partir de TV5 Monde, une plateforme numérique francophone.

Le gouvernement canadien a déjà annoncé une participation financière à ce projet à hauteur de 14,6 millions de dollars au cours des cinq prochaines années.

Dans quelle mesure le groupe France Télévisions, partenaire de TV5Monde, participera-t-il à ce projet? C’est à suivre…


Jean-Claude Cadot
Observateur assidu des développements des entreprises audiovisuelles et numériques, des mutations technologiques et de l’évolution des pratiques de consommation des contenus télévisuels, Jean-Claude Cadot a travaillé pendant plus de 20 ans pour des diffuseurs privés, comme au sein d’organisations publiques. Il offre aujourd’hui aux décideurs des industries de l’écran des services de veilles, de recherche et de rédaction dans les domaines stratégiques, économiques, technologiques et réglementaires.
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