Esports: le Canada dans l’arène aux millions

À l’échelle mondiale, les recettes de l’industrie du jeu vidéo compétitif (également appelé sport électronique ou esport) atteindront le milliard de dollars en 2019 et les analystes n’entrevoient pas la fin de sa croissance. Si l’envergure du phénomène demeure modeste au Canada, les signes d’un rattrapage se font de plus en plus insistants. Portrait d’un secteur en émergence que les éditeurs de jeux, les marques, les médias et même les écoles surveillent avec beaucoup d’intérêt.

Des tournois qui se déroulent dans des stades remplis à craquer en Europe et en Asie. Des bourses qui triplent chaque année chez les professionnels. Cinquante millions d’équipes de compétition dans les rangs amateurs, partout dans le monde. L’émergence d’entraîneurs spécialisés, de massothérapeutes et même de nutritionnistes dédiés à l’optimisation des performances des cyberathlètes. Pour Michaël Daudignon, fondateur de l’agence Motivment, qui travaille depuis quatre ans à développer le sport électronique au Canada, tous les signes concordent: «on ne peut plus ignorer le phénomène».

Un marché en croissance, un auditoire convoité

À proprement parler, l’esport n’est pas une nouveauté. Dès le tournant du millénaire, les virtuoses du jeu de stratégie en temps réel StarCraft convergeaient des quatre coins de la planète vers la Corée du Sud, où ils gagnaient confortablement leurs vies tout en attirant des foules de chasseurs d’autographes. Mais la popularité de l’esport-spectacle dépasse maintenant de loin ce que l’on pouvait observer il y a ne serait-ce que quelques années. Lors d’une conférence prononcée le 30 mai dernier à l’occasion de l’événement MTL connecte, Michaël Daudignon a étalé l’ampleur d’une industrie dont les revenus devraient, selon la firme de recherche Newzoo, frôler les 1,1 milliard de dollars en 2019, en hausse de 26,7% par rapport à 2018, et approcher les 1,8 milliard en 2022. Des revenus qui proviennent de la vente de billets aux adeptes d’esport-spectacle, de droits payés par les télédiffuseurs et d’investissements de la part des éditeurs des jeux mis en vedette dans les tournois, mais surtout de commandites de marques qui ont flairé la bonne affaire.

Source: Newzoo

C’est que le profil démographique des amateurs d’esport est alléchant. Un rapport de veille de la firme GlobalWebIndex estime que 70% d’entre eux sont âgés de 16 à 34 ans, un groupe notoirement difficile à rejoindre pour les marques, surtout en ligne puisque ces internautes utilisent massivement les bloqueurs de publicités. Ils disposent aussi d’un revenu disponible plus élevé que la moyenne de la population et sont assidus: GlobalWebIndex estime à six milliards le nombre d’heures de visionnement d’événements professionnels en 2018.

Surtout, la jeunesse des amateurs d’esport détonne par rapport au vieillissement du public de la plupart des sports professionnels traditionnels. L’âge moyen des téléspectateurs américains qui regardaient des émissions sportives va de 40 ans pour la Ligue majeure de soccer (MLS) jusqu’à 64 ans pour l’association américaine des professionnels du golf (PGA) — et cet âge moyen a augmenté, depuis 2006, pour tous les sports à l’exception du tennis féminin. Pour des marques qui ciblent un public jeune et aisé, l’esport constitue ainsi une stratégie de remplacement attrayante.

L’ubiquité de plateformes de diffusion comme YouTube et Twitch immunise par ailleurs les grands événements esportifs contre les restrictions territoriales nécessaires au bon fonctionnement des médias traditionnels. C’est ce qui a notamment permis à la finale du championnat mondial de League of Legends d’attirer un auditoire plus nombreux que celui du Super Bowl en 2018.

Esports au Canada: un marché en émergence

Au Canada, la popularité de l’esport a pris plus de temps à se développer qu’en Europe ou en Asie. Selon des statistiques compilées par GlobalWebIndex au quatrième trimestre de 2018, 28% des jeunes Canadiens de 16 à 24 ans affirmaient avoir regardé un tournoi d’esport au cours du mois précédant leur participation à l’enquête, ce qui plaçait le Canada au 26e rang parmi les 41 pays à l’étude, loin de la Chine, au premier rang avec 67%. Qui plus est, l’esport d’ici a plus de mal à dépasser les frontières d’un public cible qui demeure fortement genré, puisque les jeunes hommes sont 5,2 fois plus nombreux, toutes proportions gardées, à s’y intéresser que la population en général, alors qu’en Chine le ratio équivalent est de 1,67 fois. Le potentiel de croissance est donc considérable, tant chez les jeunes hommes que dans l’ensemble de la population… À condition que les structures se développent.

Source: GlobalWebIndex

«En comparaison avec ce qui existe ailleurs, l’industrie canadienne est encore dans son enfance, et c’est un peu le Wild West», selon Carl-Edwin Michel, fondateur et PDG de Northern Arena, une entreprise torontoise qui œuvre dans tous les aspects de l’esport: organisation d’événements, production de contenus médiatiques, formation, gestion du talent. La plupart des événements majeurs, comme ceux organisés par Northern Arena, n’existent que depuis quelques années, tout au plus. Par exemple, la tournée internationale Dreamhack, qui propose à la fois des compétitions professionnelles et des activités participatives, s’arrêtera au Palais des congrès de Vancouver pour la première fois et au Stade olympique de Montréal (pendant trois jours et trois nuits) pour la seconde.

Une infrastructure permanente est aussi en train de se développer au Canada, avec quelques années de retard sur ce que l’on a pu observer ailleurs. La chaîne de bars esportifs Meltdown, où l’on peut manger et boire en regardant des compétitions d’esport sur écrans géants, compte depuis peu deux établissements au pays (à Toronto et à Montréal; le bar de Québec ayant fermé ses portes en 2018) comparativement à 16 en France. Un centre de jeu et d’entraînement où les amateurs peuvent côtoyer les experts, l’Esports Central Arena, a quant à lui ouvert ses portes à Montréal en mai dernier.

Mais l’intérêt des marques pour le marché canadien de l’esport, tout embryonnaire qu’il soit, est palpable. Dans certains cas, l’attrait est tout naturel. Pour les éditeurs de jeux, par exemple, la commandite d’un événement majeur constitue, selon Carl-Edwin Michel, une manière efficace de rejoindre un public cible à une fraction du prix d’une campagne de publicité télévisée. Les marques internationales associées au marché de la technologie ou qui commanditent déjà l’esport ailleurs dans le monde, comme Asus, Red Bull et Samsung, constituent également des partenaires de choix. Mais elles ne sont pas les seules à reconnaître la valeur du public de l’esport, comme en témoigne le partenariat entre Northern Arena et la chaîne de magasins de vêtements H&M en 2018.

Les cyberathlètes canadiens: élite, masse et formation

Le Canada est bien représenté au sein de l’élite de l’esport. La Québécoise Stéphanie Harvey est cinq fois championne du monde aux jeux de tir en mode subjectif Counter-Strike et Counter-Strike: Global Offensive. Deux des vingt équipes de la richissime Overwatch League, dont les champions empocheront 1,1 million de dollars en septembre prochain, représentent des villes canadiennes: le Defiant de Toronto et les Titans de Vancouver – Montréal accueille quant à elle le club-école du Defiant de Toronto. Ces équipes rivalisent avec des adversaires de Chine, de Corée du Sud, de France, du Royaume-Uni et des États-Unis. Ces cyberathlètes d’élite, qui peuvent gagner leur vie grâce à leur talent, constituent cependant une toute petite minorité. «Il y en a probablement moins d’une vingtaine au Canada», estime Carl-Edwin Michel.

Le nombre de cyberathlètes qui évoluent dans les rangs amateurs et semi-professionnels est plus difficile à estimer, mais ils se comptent sans doute par milliers. Au Québec, par exemple, la Ligue Cyber Espoirs de la Fédération québécoise de sports électroniques regroupait des équipes de 20 écoles secondaires et cégeps lors de la saison 2018-2019. Quatre écoles secondaires offrent même des programmes esport-études, auxquels les élèves consacrent 360 heures par année pendant cinq ans, en collaboration avec l’Académie Esports du Canada, qui offre par ailleurs des camps de jour consacrés au jeu vidéo de compétition. Outre l’entraînement de futurs joueurs d’élite, ces initiatives en milieu scolaire ont pour objectif de combattre le décrochage; il est cependant trop tôt pour juger de leur efficacité.

Esport, sport et médias

Autre signe de l’acceptation de l’esport dans la culture commune: les médias sportifs s’y intéressent. Au Canada anglais, TSN diffuse les matchs de l’Overwatch League sur son site Web et, à l’occasion, sur ses chaînes télévisées. RDS dédie quant à elle une section entière de son site Web au jeu vidéo et au sport électronique. Et, bien sûr, les médias spécialisés, comme les émissions HUD et SQUAD produites par Northern Arena et diffusées sur YouTube ou sur Twitch, contribuent au développement de la communauté.

Même les sports traditionnels commencent à emboîter le pas, histoire d’attirer et de fidéliser une clientèle qui pourrait leur échapper autrement. Suivant l’exemple de grands clubs européens comme le Paris Saint-Germain, les équipes de la Ligue majeure de soccer ont intégré des cyberathlètes à leurs structures en 2018. Ainsi, LyesMTL représente l’Impact de Montréal dans les compétitions de la Coupe eMLS.

Perspectives

La popularité de l’esport lui a déjà ouvert les portes des Jeux d’Asie, où les compétitions de jeu vidéo décerneront leurs premières médailles officielles en 2022. Une inscription à titre de sport de démonstration au programme des Jeux olympiques de Paris, en 2024, est même envisagée.

Des questions subsistent cependant en ce qui concerne la viabilité à long terme de l’écosystème esportif actuel. Les épreuves reposent sur des produits commerciaux dont des éditeurs détiennent la propriété intellectuelle, et dont les règles peuvent changer sans préavis à la suite d’une mise à jour du logiciel. Par ailleurs, les jeux qui s’imposent sur le marché pendant de longues périodes, comme ceux des séries Counter-Strike et StarCraft, sont peu nombreux. Parmi les esports les plus populaires en ce moment, Fortnite n’existe que depuis 2017 et Overwatch, depuis 2016. Que feront les cyberathlètes lorsque ces jeux connaîtront une phase de déclin? Déjà, à sa deuxième saison, l’Overwatch League attire moins de spectateurs par match que l’année précédente. Carl-Edwin Michel est confiant en la capacité des joueurs de recycler leurs talents dans de nouveaux jeux appartenant aux mêmes genres, mais les subtilités des interfaces pourraient perturber certaines carrières.

L’entrave la plus sévère à l’expansion du sport électronique en tant que spectacle pour le grand public est cependant de nature conceptuelle. Tel que le souligne Michaël Daudignon, malgré toutes les innovations en matière d’interfaces apportées aux jeux vidéo au cours des dernières années, «le jeu esport massif que tout le monde pourra regarder n’existe pas encore.» Il est à parier que les studios de développement québécois, comme leurs concurrents, ne manqueront pas de s’attaquer au problème.


François Dominic Laramée
Tour à tour concepteur, producteur et développeur de jeux vidéo, chroniqueur et scénariste à la télévision, journaliste, blogueur et scripteur pour la scène, François Dominic Laramée travaille dans le monde des médias depuis 1992. Il compte à son actif quatre livres publiés aux États-Unis, un doctorat en histoire numérique et deux maîtrises.
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