Google Stadia à l’assaut du multiverse ludique

Le marché du jeu vidéo avait été jusqu’ici en grande partie épargné par la grande vague de dématérialisation ayant bouleversé l’ensemble des industries culturelles et créatives au cours des dernières décennies. Outre un vaste mouvement de consolidation par fusions et acquisitions, le modèle de distribution et les acteurs en place n’avaient pas encore vécu leur «moment Netflix».

Avec Stadia – un service de jeux infonuagique qui utilise la fonction de diffusion en continu développée pour YouTube –, Google vient donner un coup de pied dans la ruche créative et ses impacts, bien qu’incertains, transformeront assurément cette jeune et effervescente industrie.

Le nuage et la fin de la propriété

Plusieurs ont signalé que l’annonce de Google Stadia préfigurait notamment la «fin de la propriété» des jeux vidéo, un argument qui a souvent été avancé et qui n’a pourtant pas empêché des plateformes comme Spotify et Netflix de connaître une croissance importante.

Le professeur de droit Aaron Perzanowski, auteur de l’ouvrage The End of Ownership, précise toutefois dans Variety que, contrairement aux contenus linéaires comme la musique, le cinéma et la télé, le jeu vidéo implique par définition une «appropriation» (de l’avatar, du niveau de progression) par le joueur qui, dans l’éventualité où Stadia cessait ses activités, causerait un préjudice aux clients de la plateforme.

Stadia n’est d’ailleurs pas la seule proposition commerciale dans cet univers; elle vient concurrencer le service xCloud de Microsoft et PlayStation Now de Sony. Contrairement à Google, ces derniers ont l’avantage d’être des marques établies dans le domaine du jeu. Rappelons également que, au moment où le marché du jeu vidéo croise celui de l’hébergement, l’offre infonuagique de Microsoft capture plus de 13% du marché contre environ 6% pour Google.

Ces objets qui ne seront plus

Parallèlement à l’élaboration de son arène virtuelle, Google a annoncé l’établissement de ses propres studios de création. La nouvelle fait suite à l’annonce par Google du recrutement de Jade Raymond au poste de vice-présidente. Raymond a été successivement productrice d’Assassin’s Creed, puis directrice générale des studios d’Ubisoft à Toronto et d’EA Games à Montréal.

Bien que ce nouveau joueur puisse éventuellement amener son lot de concurrence dans le monde du jeu, la création de nouvelles franchises AAA – des jeux assortis de grands budgets de production et de promotion – peut prendre de trois à huit ans, sans aucune garantie de succès.

Il faudra d’ailleurs suivre de près la réaction d’éditeurs comme Nintendo, Activision, EA et Ubisoft, qui pourront ou non rendre leurs titres accessibles par l’intermédiaire de cette plateforme de diffusion en continu.

Si la conception et l’édition de jeux vidéo risquent d’évoluer, c’est surtout du côté du matériel que les transformations les plus profondes auront lieu… ou non. D’emblée, Google reconnaissait dès son annonce la nécessité de disposer d’un réseau Internet ubiquitaire de très haut débit afin de rendre sa plateforme de diffusion en continu accessible sans latence.

En effet, contrairement à la consommation de contenus vidéo linéaires, l’interactivité des jeux vidéo présuppose une réactivité instantanée entre l’input du joueur et l’output visuel. Plusieurs analystes ont indiqué que, sans l’avènement massif du réseau 5G – on estime qu’il faudra attendre entre 2023 et 2025 avant que 30% de la population n’ait accès à cette technologie –, il faudra du matériel supplémentaire pour faire fonctionner le service.

Se pose également la question de la subdivision entre jeux pour console ou PC et jeux mobiles. Jusqu’ici, cette subdivision était en partie le résultat d’un marché fragmenté, de produits différenciés et d’appareils aux capacités et usages très différents. Selon cette ligne de démarcation, la nature des jeux, comment ils sont distribués et les stratégies utilisées pour les monétiser pouvaient être très différents.

À l’exception de quelques jeux, dont Fortnite, la vaste majorité des produits développés au cours de la dernière décennie se destinait à l’une ou l’autre de ces plateformes, ou encore à la Nintendo Switch, une console «hybride» disposant d’un contrôleur externe.

En attendant cette ubiquité totale, les joueurs en place risquent de procéder de manière prudente. PlayStation et Microsoft ont chacun annoncé leur prochaine – et peut-être dernière – génération de consoles, avec la PS5 et la Xbox Scarlett prévues pour 2020. Ce faisant, ces deux entreprises signalent que, malgré son potentiel révolutionnaire, la diffusion en continu n’est peut-être pas tout à fait à nos portes encore.


Francis Gosselin
Francis est docteur en économie et entrepreneur en série. Consultant et aviseur auprès de dirigeants et de conseils d’administration, il est également président de Norbert Hill et président du conseil de FailCamp, une OBNL dédiée à la promotion de l’entrepreneuriat et de l’apprentissage. Il a travaillé comme consultant dans le domaine de l’éducation, des médias, de l’immobilier et des services financiers pour des clients comme Ubisoft, l’École Supérieure de Gestion—UQAM, Radio-Canada, Lune Rouge, BNP Paribas, Allied Properties et l’Institut de Développement Urbain. Croyant fermement aux vertus de l’engagement social et philanthropique, il siège sur le Conseil d’administration du festival MUTEK, et est membre du Club des 100 jeunes philanthropes d’HEC Montréal. Il élève depuis 2012 des chiens MIRA destinés à des personnes dans le besoin, en plus de contribuer financièrement à cette cause importante.
En savoir plus