La télévision connectée : un écosystème en quête de convergence

En 1926, un fabricant de postes de radio, la Radio Corporation of America (RCA), mettait en place le premier réseau radiophonique américain, la National Broadcasting Corporation (NBC), en faisant le pari que les gens achèteraient davantage de postes s’ils diffusaient un contenu intéressant. Treize ans plus tard, en 1939, David Sarnoff, président de RCA, présentait la première émission de télévision du réseau NBC en décrivant l’événement comme la naissance d’une nouvelle forme d’art qui toucherait toute la société (« the birth of a new art bound to affect all society »).

Déclaration plus qu’intéressante : outre le fait que la télévision était présentée comme une forme d’art, caractéristique que l’on accole rarement à cette industrie reléguée au rang de divertissement, en particulier aux États-Unis, elle faisait preuve d’une étonnante prescience. Ce qu’il faut tout particulièrement retenir de cette histoire, c’est le rôle exercé par les manufacturiers d’appareils électroniques au moment de la naissance des nouveaux médias qu’ont été la radio puis la télé : ils ont commercialisé un appareil puis mis en œuvre les moyens de le rendre intéressant en s’engageant directement dans la production et la diffusion du contenu.

Soixante ans plus tard, Apple lançait l’iTunes Store et s’en servait pour contrôler le contenu qui permettrait de vendre les iPod : la musique en format MP3. Aujourd’hui, l’iTunes Store accapare près des deux tiers du marché de la musique en ligne aux États-Unis. En plus de constituer une importante source de revenus, l’iTunes Store a permis à Apple de se constituer une base de données de 400 millions d’utilisateurs actifs, répartis dans 119 pays, qui lui ont confié de précieuses données personnelles telles que leur adresse courriel et leur numéro de carte de crédit.

En ce début d’année 2013, la rumeur autour de l’arrivée imminente d’une « iTV », une télévision connectée manufacturée par Apple, est de plus en plus forte.

Cette venue se produirait dans un environnement où le mariage entre Internet et télévision est pour ainsi dire consommé : la télévision connectée constitue déjà la nouvelle norme mondiale en matière de téléviseurs. Certains observateurs présument, selon les données américaines disponibles, que plus de la moitié des Canadiens possèdent un boîtier décodeur ou un autre terminal du genre permettant de brancher leur téléviseur à Internet, où le contenu audiovisuel sur demande transite de plus en plus sur de multiples écrans fixes et mobiles.

La télévision connectée, comme le résume bien l’étude L’ABC de la télévision branchée, permet aux téléspectateurs d’avoir accès à une offre accrue de contenus gratuits et payants, proposés par les chaînes traditionnelles, généralistes et spécialisées, les sites Internet — YouTube en tête—, les services de télévision par contournement comme Netflix, les éditeurs de jeux vidéo et les développeurs d’applications.

Mais la télévision connectée, c’est, plus largement, une expérience télévisuelle à laquelle on a ajouté les nouveaux paradigmes de la découverte, de la personnalisation et de l’interopérabilité entre écrans, qu’il s’agisse de téléphones intelligents, de tablettes, d’ordinateurs personnels ou de consoles de jeu connectées.

Jusqu’ici, la télévision connectée n’a pas encore rempli ses promesses. Plusieurs obstacles se dressent sur son chemin, dont le désintérêt des consommateurs, qui négligeraient de brancher leur nouvelle télévision intelligente à Internet (selon le NPD Group par exemple, aux États-Unis, seulement 15 % des télévisions intelligentes seraient branchées à Internet).

Mais surtout, les problèmes d’interopérabilité entre les systèmes et les standards propriétaires font en sorte que, pour accéder à l’écosystème des télévisions branchées et utiliser tous les avantages de la publicité ciblée et de l’interactivité, les annonceurs doivent négocier des ententes à la pièce avec chacun des manufacturiers (Samsung, LG, Panasonic, Sony, etc.) et des distributeurs de radiodiffusion, un processus complexe et coûteux.

Apple : là où tout pourrait converger

L’avenir de la télévision est en ligne, clament les experts.

Si les différents maillons de la chaîne de valeur ne travaillent pas à faire converger les voies d’accès au contenu et la monétisation de ce contenu vers un appareil qui allierait simplicité d’utilisation et facteur de différenciation gagnant, un leader mondial comme Apple pourrait très bien se faufiler dans le peloton de tête et proposer une nouvelle « innovation de rupture » (disruptive innovation) qui viendrait reconfigurer le marché de la télévision partout dans le monde.

Comme le fait remarquer l’auteur d’un plaidoyer en faveur de l’arrivée d’Apple dans le marché de la télévision (« Why Apple Needs to Get into the TV Business », MIT Technology Review), il ne faut pas s’attendre à ce qu’Apple se contente de mettre en marché un écran géant pour le salon, mais plutôt à ce que l’entreprise transforme tous les écrans de notre foyer en appareils de télévision.

Cela contribuerait à tout le moins à renforcer l’étroite relation que l’entreprise californienne entretient avec les utilisateurs actifs de ses services en ligne (400 millions sur l’iTunes Store, 500 millions sur l’App Store). Et éventuellement à les enfermer dans un nouvel écosystème si invitant qu’ils ne voudront plus le quitter.

En 1926, les manufacturiers avaient compris qu’ils devaient s’assurer que leurs appareils offrent un contenu attrayant pour les vendre. Dans notre nouvel écosystème de surabondance des contenus numériques, c’est peut-être davantage grâce à sa capacité à capter la valeur des interactions autour de ces contenus, plutôt que dans le contrôle des contenus, qu’une entreprise pourra se démarquer.


Danielle Desjardins
Danielle Desjardins offre des services d’analyse, de recherche et de rédaction aux entreprises et organisations des secteurs médiatiques et culturels par le biais de son entreprise La Fabrique de sens. Auparavant, elle était directrice de la planification à Radio-Canada, où, pendant une vingtaine d’années, elle a été responsable de dossiers stratégiques, institutionnels et réglementaires.
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