Le système Beyoncé ou ce que la diva nous apprend sur l’état des médias de masse

Dans la nuit du 12 au 13 décembre dernier, la chanteuse Beyoncé a surpris le monde de la musique en publiant sur la plateforme de téléchargement iTunes un album comprenant 14 chansons et 17 vidéos sans avertissement et sans aucune promotion préalable.

Sobrement intitulé BEYONCÉ, l’album a simplement été annoncé (en même temps qu’il était lancé sur iTunes) sur la page Facebook de l’artiste (qui compte 53 millions d’adeptes), via une publication présentant une vidéo promotionnelle et via son profil Instagram. Aussi, des extraits ont été mis en ligne sur le compte YouTube de la chanteuse.

Beyoncé a expliqué vouloir offrir à ses admirateurs une nouvelle expérience auditive et visuelle en proposant une « vision globale de l’album ». Pour la première fois, l’auditeur aura la possibilité de découvrir visuellement un album dans sa totalité. Au-delà de l’anecdote, ce coup d’éclat en matière de marketing met en lumière les transformations majeures qu’ont subies l’industrie de la musique et – plus largement – celle des médias de masse, notamment en ce qui touche la promotion et la distribution du contenu de même que la mise en image des biens culturels.

Mise en marché : parler directement aux fans

Invitée à expliquer sa stratégie dans les colonnes de Variety, la diva américaine en a présenté les grandes lignes :

« Je ne voulais pas sortir un album comme je le fais d’habitude. Je pense être en mesure de m’adresser directement à mes fans. Je ne voulais que personne ne dévoile la date de sortie du disque. Je voulais simplement le sortir lorsqu’il était prêt et le faire entre mes fans et moi. »

Cette stratégie « zéro promotion » a porté fruit. Rapidement, l’album a suscité toute une frénésie sur les réseaux sociaux : la publication Facebook de la chanteuse a été « aimée » à plus de 315 000 reprises et partagée presque 70 000 fois. Sur Twitter, Beyoncé a fait l’objet de quelque 500 000 mentions après son annonce.

Sur le plan du marketing, Beyoncé a opté pour une stratégie frontale et totalement inattendue allant à l’encontre du système de mise en marché de la musique pop. Traditionnellement, les artistes entretiennent un habile suspense autour d’un nouvel album en diffusant au compte-goutte (et selon un calendrier savamment réfléchi) un teaser, le visuel du disque, un premier vidéoclip, une performance télé, des entrevues, etc. Tout cela précède la sortie de l’album (on pense entre autres à Daft Punk qui a fait languir ses admirateurs pendant de longs mois avant de lancer son récent opus intitulé Random Access Memories).

Ce rituel a pour objectif de faire monter la sauce afin d’assurer un démarrage en force. Dans l’industrie musicale (de même qu’en cinéma et, dans une certaine mesure, en télé), les chiffres enregistrés la semaine suivant le lancement conditionnent le succès ou l’échec commercial d’un produit. Un long métrage qui démarre en lion dès son premier week-end en salles restera plus longtemps à l’affiche. En prenant le contre-pied des stratégies « traditionnelles », Beyoncé a sans doute réussi le coup de marketing de l’année.

Aujourd’hui, les fans sont des acteurs à part entière de l’industrie culturelle, participant à la promotion, à la distribution, voire dorénavant à la production. La série télé américaine Veronica Mars a ainsi pu renaître de ses cendres grâce à ses adeptes qui se sont mobilisés pour soutenir la campagne Kickstarter lancée pour financer un projet de film. Cette campagne a permis de recueillir 2 millions en 10 heures et plus de 5,7 millions après 30 jours. Peu de moyens promotionnels ont été mobilisés pour obtenir cette réussite; les artisans de la série télévisée se sont simplement adressés à leur public, et celui-ci s’est chargé du reste.

La « technique Beyoncé » en dit long sur les nouvelles méthodes de mise en marché à l’ère de l’hyperconnectivité. Désormais, les artistes peuvent s’adresser directement à leurs admirateurs pour assurer la promotion d’un nouveau contenu. Les apôtres se chargent ensuite de porter la bonne nouvelle.

Distribution : la fin de l’ère physique

Le coup de Beyoncé est une autre indication des changements qui façonnent la distribution des contenus culturels depuis plus d’une décennie maintenant. En termes de distribution de musique, on le sait, les lieux physiques ont définitivement été supplantés par les magasins en ligne comme la boutique iTunes ainsi que des plateformes de diffusion en continu comme Pandora ou Songza.

On peut supposer qu’il ne s’agisse que d’une question de temps avant que la distribution numérique s’impose également sans équivoque dans les industries de la télévision et du cinéma. Le DVD deviendra-t-il aussi « marginal » que le CD? Il l’est peut-être même déjà quand on constate l’hécatombe des vidéoclubs.

iTunes, qui a fêté en juillet son 5e anniversaire, représente aujourd’hui 63 % des parts de marché de la distribution de musique – loin devant ses principaux concurrents (Amazon, Sony, etc.). À l’échelle mondiale, la plateforme iTunes a facturé pour 4,3 milliards de dollars de contenus en 2012. Chaque jour, il se télécharge plus de 800 000 téléséries et 350 000 films sur cette plateforme dans le monde.

Un constat s’impose : la distribution exclusivement en ligne est désormais largement suffisante pour faire vivre le contenu média. La distribution physique est devenue superflue ou est en voie de le devenir rapidement. iTunes semble s’imposer comme la place de commerce en ligne par excellence pour des biens culturels comme la musique.

« Vidéification » : la musique présentée par… l’image

Beyoncé décrit son disque comme étant « un album visuel », un album qui entend créer un environnement immersif, une histoire linéaire et non fragmentée. Son lancement au marketing minimal lui a permis de réinvestir son budget promotionnel dans la mise en image de l’album.

On pourrait ici évoquer un certain phénomène de « vidéification » des médias de masse, terme décrivant cette tendance à tout mettre en image vidéo. En quelques années, ce support s’est largement démocratisé autant dans sa conception que dans sa diffusion. Sur le plan culturel également, les habitudes ont changé puisque les usagers sont dorénavant beaucoup plus enclins à se filmer pour échanger leurs opinions. Des applications comme YouTube, Skype, Instagram vidéo, Vine et SnapChat ont permis à l’usager de se familiariser avec la vidéo qui est devenue une manière populaire de s’exprimer. Ce besoin de vidéo a pour effet d’en accroître la demande.

Le système Beyoncé

L’album BEYONCÉ symbolise le contrôle absolu de la chanteuse sur son entreprise. Du début à la fin, l’artiste contrôle tout : le marketing, la distribution, la marque et l’expérience qu’elle propose à ses fans. Rappelons notamment que ce dernier opus est offert seulement en album complet. Selon Jezebel, il faudra attendre le 20 décembre pour pouvoir acheter les chansons individuellement. Cette sortie « secrète » non seulement illustre l’intelligence marketing et l’indépendance de Beyoncé vis-à-vis des intermédiaires traditionnels de la musique, mais aussi rend évidentes certaines transformations profondes des mécanismes faisant fonctionner les médias de masse.

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Fabien Loszach
Titulaire d’un doctorat en sociologie avec spécialisation dans les imaginaires sociaux, l’art et la culture populaire, Fabien Loszach travaille comme directeur de la stratégie interactive pour l’agence Brad et comme consultant dans les domaines médiatique et numérique. Il est aussi chroniqueur à l’émission La sphère consacrée aux cultures numériques et diffusée sur les ondes d’Ici Radio-Canada Première. Chaque semaine, il y traite d’un sujet d’actualité avec le regard d’un sociologue.
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